Il y a des jours avec et des jours sans. Des jours perméables à toutes les idées, enfin pas toutes et d’autres où l’on rentre en dissonance avec les théories exposées même les mieux expliquées.

Un après midi de brouillard, je filais droit et vite, trop vite, sur cette route rectiligne comme une règle plate, le regard fixé sur ce maigre ruban de goudron ondulant. Passé le carrefour des 4 Routes, direction le Viala du Pas de Jaux, France Inter dans le tuner, sur les ondes, une émission sur l’obsolescence, sans aucun doute, pour éveiller les consciences.

L’obsolescence, je l’avoue, ce mot qui sonne comme un condensé d’intelligence, n’appartenait pas à mon vocabulaire il y a peu encore. Moi, j’appelai ça du bon sens. En résumé, acheter peu et solide, faire recoudre, rapiécer, revisser, repeindre, ressemeler, au pire scotcher, faute de mieux. En somme faire durer, le temps de mille saisons et beaucoup plus s’il le faut, sage raison qui invite par nécessité ou engagement à dépenser peu et bien, le seul sou que l’on a dans le creux de la main  dans un quotidien où le peu vaut mieux que le rien.

Le Viala du Pas de Jaux, de la Cavalerie, c’est vite fait. Ce n’est pas le village où l’on vient faire le beau, ni le jars orgueilleux, ni l’autruche enturbanné dans un boa plucheux. On n’y prêche ni l’obsolescence, ni la décroissance, ni même la désobéissance. 91 votants, pas tout à fait autant d’habitants, deux lavognes, un grenier datant des Templiers, des portes et des portes closes, des volets et des volets clos, de vieux poulaillers, pas un carrefour sans une croix, une caravane en rade et un maire qui rêve d’une salle des fêtes.

J’ai mis pose et j’ai continué à rouler vite, trop vite dans mon 4 x 4 crasseux et boueux, 300 000 kilomètres au compteur et maints Templiers en dénicheur, défricheur. J’ai pensé à Madeleine et Jean, c’est revenu ainsi, mes grands parents, à leur façon de vivre à l’ancienne, fumer le jardin au crottin,  tirer le bon vin au tonneau, saler le p’tit salé, que sais je encore… ? Ecosser les pois secs assis sur des tabourets…les draps blancs mais revêches lavés battoir à la main…. Laisser défiler les bons souvenirs au plus profond d’un Larzac suintant et ruisselant, sur cet écran blanc parcheminé de gris, que cela puisse apaiser, j’en convenais. Grand-mère Madeleine une fine tricoteuse, experte en manches raglan, enfournant ses terrines de pâté dans sa veille cuisinière à bois, ronflante et rutilante. Grand père Jean fendre le bois sous un appentis ouvert aux quatre vents, en bras de chemises, la ceinture de flanelle dépassant de son pantalon à rayures, se crachant dans les mains en prenant la cognée…Ils étaient dans le bon sens.

Je me suis garé dans un champ, attenant au chemin du Mus. La citadelle massive, puissante, immuable sur son socle, orgueilleuse de franchir ainsi les siècles se diluait dans un épais brouillard. La phrase de Sylvain Tesson me revenait « il faut se laisser séduire par ce que l’on ne voit pas ». Quel postulat…! Voir ce qui ne se voit pas, les détails emmurés, enchâssés, encastrés, parfois sertis dans la pierre rongée, c’est entendre ce qui ne s’entend pas, les bruits subtils mais imperceptibles, c’est deviner les couleurs fondues, délavées dans la grisaille d’un hiver germinal comme cette gerbe fanée, esseulée au pied du monument aux morts. J’ai pris la première ruelle, mains enfoncées dans les poches, une neige duveteuse et collante s’accrochait aux murets. Au passage, un doigt enfoncé dans l’écorce blanche, déjà cinq centimètres.  Aux fenêtres, pas un rideau ne se levait, pas un regard inquiet, par un visage aux aguets, au loin de ronflement d’un tracteur, se laisser caresser par la poésie maline des lieux. J’ai poussé les grilles grinçantes d’un portail rouillé, un vieux thermomètre sur son socle, une enclume dans une friche, un tas de bois fraîchement coupé…Etais je arrivé au pays du bon sens ?

 

 

Photographies réalisées au Viala du Pas de Jaux (Aveyron) un jour de brouillard le 16 novembre 2019