JUST GO WITH MY PINCE A VELO

 

Aujourd’hui, ma fille a 20 ans.

20 ans, c’est l’âge de tourner en rond ou de grimper des éperons. 20 ans, c’est l’âge de gueuler ou d’se résigner. 20 ans, c’est l’âge des grandes vadrouilles, des grandes illusions, de la débrouille. Pour se trouver, se prouver, de définir, agir.

A 20 ans, ya plus besoin de bougies, de repas aux sushis, ni de parfum au patchouli. Je lui dis «allez viens, je t’invite à Belleville».

Elle me répond «Belleville, mais c’est bidon»

J’ai pensé « ouf, j’ai échappé à « OK Boomer ». Je la taquine « tu veux qu’j’ te chante du Souchon «j’suis bidon» ?

Elle me tape sur l’épaule «ok, j’oublie les talons hauts, je vais jouer le p’tit oiseau».

Manteau sur le dos, nous avalons les quatre étages en rigolant, en sprintant. Premier en bas, je me retourne « alors le papy boomer, il est bidon ?».

Dehors, pas de bus, des Uber englués, étranglés. Pas de Vélib, je lui dis « à nous Belleville, à pince, on va faire les urban sapiens». Première impression, de si bon matin, des Deliveroo en maraude, sans pince à vélo. Plus loin, à l’angle d’une rue, sous une enseigne jaune, une porte ouverte, un local aux murs blancs, des livreurs Fritchi, assis sur leur cadre de vélo, petit peuple, sans phare éclairant, sur le petit plateau de la malbouffe connectée. Ca parle wolof. Ils se caillent les os.  Je pense «Pauvre de nous». J’ai envie de fredonner le refrain des Massilia «c’est toujours le plus balèze que du faible brise les doigts ».

Nous longeons le grand mur du Père Lachaise. Un alcolo nous barre le trottoir. Déjà bien amoché, il  crie «putain y sont bien là haut». Je lui réponds «ils ne sont pas tous au paradis». Je lui file lâchement 2 balles, il prend la pièce, il me crie « tu iras au paradis ».

Déjà Menilmontant, on cherche les pipelettes, les midinettes….peine perdue, le Ménilmontant de Charles Trenet, c’est vraiment perpet. On croise surtout des livreurs, un graffeur, des p’tits vendeurs. On rentre dans les cours fermées, on grimpe les marches d’une église, on tombe sur un curé pressé, sans chapelet. On pousse la porte d’une salle d’expo, des murs blancs, des petits formats, instantanés encadrés. On longe les impasses, les murs d’école, une plaque, un silence « ici, 47 enfants juifs ont été raflés ». On croise des esseulés, des speedés, des nonchalants, des chenapans au regard louvoyant.

Enfin le parc de Belleville, accroché à sa butte, son labyrinthe, sa fontaine, son escalier sous tonnelle. Nous croisons un couple de touristes allemands, une grande blonde chantonne « La Valse d’Amélie » en ondulant, les cheveux au vent. Au pied du belvédère, trois jeunes sautent comme des cabris. Clic clac sur des corps tendus comme des arcs se découpant dans un ciel enfin bleu. Un homme chapeauté m’interpelle « avec l’âge on est peut être plus assez fou ». On se salue.

Encore quelques marches, rue des Envierges et sa villa Faucheur, des militants tiennent le pavé. On me tend un fly, on discute. Il y a deux Hamon, une PS et deux jeunes issus de la société civile, réunis et engagés dans la campagne pour les Municipales dans le 20ème. Constat : «le plus dur, c’est de convaincre d’aller voter». Fin de soirée, une lumière bleue nuit prend le dessus sur Paris « Allez vous venez avec nous boire un verre ». On rentre au « Bol d’Antoine », le verre de vin chaud est à 4 euros. En fond de salle, lumière tamisée, on prend un blanc sec. Alexandra déplie une carte « bon toi, tu prends la place Edith Piaf ». Elle s’est tapée deux étapes d’une tour, le porte à porte classique du militant qui laboure le terrain, elle montre les photos d’un appartement insalubre. Que faire ? La vigilance ne suffit plus, constat d’impuissance.

Un petit signe de la main, nous nous esquivons. Rue de Belleville à nous, on dévale, un crochet dans la cour fermée du Palais Royale puis dans celle de la Métairie. Métro Belleville, on rentre dans le restau chinois «Le Président». Nappe blanche, un ballet de serveurs. Nous sommes prévenus « ce soir, c’est un peu particulier, il y aura des discours ». Des femmes chicos, talons hauts, perchées, cambrées, des hommes chicos, vestons cintrés, ventres rentrés, pour la réunion annuelle des restaurateurs chinois de Paris. Je reçois un texto, c’est mon fils, choqué, énervé, victime d’un énième dérapage sur fond de racisme primaire. L’ordinaire déshonorant, désobligeant.

Nous sortons, nous dévalons le grand escalier vernis acajou. Alain Souchon aurait chanté «Allez on rentre, just go with my pince à vélo». La rue, ses odeurs prenantes, sa misère écoeurante, solitude et lassitude, les Deliverro dans la grande roue, sans garde fou. Sur un mur, un message, lettres noires sur papier blanc «on ne bat pas par amour». Le froid pince, on remet nos bonnets, une question comme un puits sans fond…Encore combien d’abcès à percer au grand jour ?

 

Quartier Belleville Paris 20ème arrondissement 2019

 

Photographies réalisées le 23 décembre 2019 dans le 20ème arrondissement de Paris, quartier Belleville