« Je rêve d’un Mandarous piétonnier »

MILLAU-VID

 

Il y a quelques mois, j’avais couché cette longue phrase écrite d’un souffle, en une respiration «J’aime autant mon ristretto que cette ambiance de bruit de tasses vous brisant les tympans à peine réveillé….de ces bouts de phrases s’entrechoquant, virevoltant comme portés par une nuée de bourdons…de ces fameuses brèves de comptoir parfois stupides, parfois perfides, parfois limpides de sagesse….de ces allers et venues, de ces chassés croisés, les commandes passées à la volée par des timides, des vaseux, des grincheux, des polis, des amoureux, des fracassés, des fumeurs qui puent déjà le tabac froid, des divorcées qui matent le serveur, des vendeuses pomponnées, défrisées au fer à lisser».
 
Ce matin, Frédéric Balard est seul assis à une table, un jeu de clefs et une tasse de café vidée devant lui. Derrière lui, le menu posé comme un chevalet sur ses trois pieds. Sur le comptoir, une bouteille de détergeant, des soucoupes empilées, un seau à champagne. Rien d’autre. Pas un bruit de fond, les frigos, le perco, les ragots, Alberto et son rire franc et avenant, rien. Juste le bruit mou d’un Mandarous qui fait la moue. Quelques passants, quelques voitures, des pigeons qui chient sur les capots, sur le trottoir, pas un mégot.
 
La Boca a fermé le samedi 15 au soir, comme la Brasse, le Délice, la Perle, Le Mirador et l’ensemble des bistrots de Millau baissant le rideau. Les tables, les chaises empilées, cadenassées, les auvents repliés, le dernier menu à la craie blanche à peine effacé, le grand fracas, le grand émoi.
 
La Boca Reva, c’est l’un des vieux établissements de la place, autrefois appelé Le Crystal lorsque le beau-père Roland reprend l’affaire alors tenue par la Grise. Les vieux Millavois se souviennent sans doute de cette vieille dame accrochée à son comptoir, parfois somnolente derrière son zinc, souvent grincheuse, surnommée ainsi autant pour ses cheveux blancs que pour son humeur bougon.
Dans ce décor voyageur ensablé où l’on pourrait voir surgir un Philippe Noiret et un Jean Pierre Marielle se chatouiller, au fond de la pièce, des images noir et blanc tirées de vieilles cartes postales encadrées retracent la belle époque. On y voit de belles endimanchées, de beaux chapeautés traversant la place ovale en toute insouciance au milieu des charrettes et autres calèches, prenant le temps de la causette, appuyés sur le fer entourant cette colonne commémorative de la grande guerre de 1870. En décrochant l’un de ces cadres, Frédéric le souligne, «je rêve que le Mandarous redevienne piétonnier».
 
Habituellement, la Boca ouvre à 7 heures. Nadine est la première à franchir le pas de la porte avant même que la terrasse ne soit dressée. Puis le boucher, ses commis, sa belle-fille qui elle reste dehors. Puis un retraité très affairé avec ses mots croisés, puis Joël parfois au bar avec ses vieilles douleurs à la patte, sans oublier le banquier retraité, l’assureur retraité, la bijoutière apprêtée, puis Nemeth l’informaticien et des dames qui se tassent sur la première banquette à droite en rentrant comme des jeunes communiantes, René le seul homme admis à se serrer contre elles, les rejoignant guidé par sa canne blanche «ce sont des personnes qui ont besoin de leur cercle» souligne le fringuant tenancier aux cheveux longs bien lissés. Un cercle qui aujourd’hui s’est ouvert comme une bague de pacotille en fer blanc, le groupe volatilisé comme un vol d’éperviers, peut être recomposé ici et là pour parler de tout, de rien, morceaux de vie, de chacun, chacune, télé-réalité du quotidien dans un deux pièces comprimé. Frédéric parle également de cercle pour affirmer «si on jette un caillou dans l’eau, les ondes se diffusent en cercle. Et nous, à Millau, fort heureusement, on est loin de ce centre. Mais lorsque nous serons autorisés à reprendre, nous serons obligés d’être encore meilleurs. Aujourd’hui, je touche du doigt, j’ai une bonne équipe qui me permet d’avancer. Et je me dois d’avancer pour eux».
 
Ce confinement montre à quel point, l’homme, la femme a besoin d’un banc, d’une banquette, d’un parc, d’une place, d’une esplanade, d’ombre sous un arbre. D’un bistrot, d’un restau pour se retrouver, pour échanger, pour écouter, parfois pour briser la solitude en observant, en cherchant à capter des regards, discret, curieux du monde qui pense à voix haute, qui gueule, qui doute, qui s’aime à voix basses, cette tendre basse-cour qui piaille, aux idées qui se consument comme des feux de paille.
 
Comme chaque matin, confinement ou pas, Huguette, c’est la maman, elle descend à la Boca. Elle ne voit personne, elle ne parle à personne, elle ouvre les portes et retrouve son fils «alors comment ça va ? »Son fils de lui répondre sans vraiment tousser, sans vraiment grogner «mais tu ne vas pas qu’en même me poser cette question tous les jours ?!». Son autre fils Patrick et sa belle-fille Valérie, eux aussi dans les affaires à Paris, ont été touchés par le Covid. Ils sont sortis d’affaire mais le souci reste présent «de toute façon quand on a été comme moi, 46 ans dans le commerce, on s’inquiète».
Huguette a son petit bureau à l’étage. Elle classe, elle trie, elle époussette, elle dit «je suis trop habituée, les clients me manquent, le contact me manque». Alors elle parle, elle taquine «je ne vais qu’en même pas raconter ma vie» mais elle a envie. Son mariage à 18 ans, le jeune marié, la bague au doigt de lui dire «moi je ne retourne pas faire des gants », elle de lui répondre «et si on ouvrait un commerce ?». Les taux bancaires sont à 12%, qu’importe, le jeune couple s’endette et ouvre une petite épicerie du côté de l’école de Beauregard. Trois ans plus tard, l’ambition naissante, il ferme boutique et ouvre «Bambi» un commerce pour bébés et enfants à la place d’un vieux magasin de laine. Puis c’est l’enseigne Catena qu’ils inaugurent rue de Bonald, Huguette précisant avec un brin de fierté «je tiens peut être cela de mes grands-parents, ils ont été les premiers à ouvrir un dancing à Millau, la Lyre, dans la rue du cinéma. Et mes enfants tiennent peut être cela nous ?».
 
Il est presque midi, c’est l’heure de l’apéro mais Frédéric Balard me sert un second ristretto. Il coince ses longs cheveux derrière ses oreilles, il ajuste son écharpe et rejoint le comptoir. Il prend des gants, il tasse la mouture, il s’excuse «je ne sais pas comment il sera. Le café, il faut qu’il se mate». Il ajoute «vous vous souvenez le samedi, avant le confinement «on s’était dit, ça sera le dernier».
Texte rédigé le 12 avril 2020, photographies réalisées le vendredi 10 avril au 25ème jour du confinement à Millau au café – restaurant la Boca Reva