Vent de travers un jour de viaduc

 

Le noir Soulages, le noir des ténèbres, profond, impénétrable, « l’outrenoir ». Face à nous, le ciel s’était maculé d’un noir Soulages, coiffant l’horizon d’une chape de plomb, bien au-delà des rives de Loire, bien au-delà de ces grands peupliers, fins du pied, fragiles, graciles, se courbant déjà sous la puissance d’un vent déchirant. L’orage allait crier sa rage, c’était sauve qui peut dans « l’outrenoir ».

« Mais vous n’allez pas rester là ? ». Nous nous étions réfugiés sous un appentis, le dos collé au mur déjà humide. Un petit bonhomme tout rond venait de cogner au carreau poisseux « allez venez, j’ai du Bourgueil rouge, ça va vous réchauffer ». On s’est regardé, nous avons hésité. La pluie martelait et fouettait le sol. La foudre tournoyait comme le bourreau au pied de l’échafaud. L’homme a rajusté sa casquette de marinier, signe de dire « alors, vous vous décidez ? ».

On ne s’est même pas présentés. Nous étions finalement de simples pèlerins de passage partageant un maigre quignon de pain. Ca allait de soit, dans ce garage sombre et bas de plafond. Nous nous sommes assis sur un banc et nous avons posé nos coudes sur une toile cirée bien dégraissée. Au dessus de nos têtes, trois crabes séchés et poussiéreux se dandinaient sur un fil de pêche, le petit homme de lâcher « j’ai eu quatre cancers. Et à chaque fois, j’ai accroché une de ces bestioles pour lui dire merde à cette saloperie».

Il y a des jours ainsi de bonne fortune. Sans que rien ne soit écrit, affiché. A la volée, au débotté, des points de suspension à remplir dans ce journal d’une escapade ligérienne, le long de cette Loire impériale. J’ai bu un verre de Bourgueil, puis un second. Je n’ai pas refusé le troisième, à moitié plein, mon hôte me fixant droit dans les yeux d’un regard d’un bleu acier.
Il avait un côté Jean Gabin bien affirmé, par les petites phrases et Galabru pour la gouaille et le tonnerre dans la voix. Juste une phrase « vous ne voulez pas des plans de tomates car j’en ai plus que ce que le curé pourrait bénir ». J’étais rentré sans le savoir chez Jacques Robin, illustre pêcheur de brochets, d’anguilles et de lamproies et émérite marin d’eau douce. A bord de sa « Pascal Carole », une gabare longue de 22 mètres et de bien d’autres bateaux à fond plat qu’il a construits de ses propres mains, entre bancs de sable, vieux ports abandonnés et courants capricieux, il s’est forgé une mémoire missel, celle de la Loire éternelle.

Monsieur Loire, on le surnomme également « Vent de Travers » pour s’être échoué sur un coup de vent…de travers, est ainsi devenu l’ami des bons vivants, des journalistes, enfin pas tous, des politiques, enfin pas tous…De ceux qui, bottes au pied, lâchent les scénarios parigots pour s’encanailler à pêcher dans les petits matins brumeux, ces grands et nobles carnassiers. Galabru justement qu’il imite à merveille, Jean Carmet l’enfant du pays originaire de Bourgueil, Claude Chabrol, Pierre Perret, Jean Pierre Pernaut, Jean Pierre Coffe. Encore une phrase de lui « j’étais à l’hôpital, j’ai téléphoné à Jean Pierre. Je lui ai dit « viens voir ce que l’on mange ici « c’est de la meerrrde ». Mais le pauvre, il est mort quelques jours plus tard ». Ils ont partagé ensemble plus d’un brochet au beurre blanc et siphonné plus d’une bouteille de ces coteaux enchanteurs, dans ce même garage, sur cette même toile cirée ou bien au fond de ce petit jardin où les filets de pêche sont accrochés à la falaise de calcaire blanc.

L’orage avait mis fin à cette purge d’un soir. Etait venu le temps des loches grasses et visqueuses et des escargots blancs. Je refusais un quatrième verre, je me levais, le rouge aux joues, courbé pour ne pas toucher le bas plafond, l’un des crabes se balançant sous mon nez. J’ai dit merci, « Vent de Travers » de sa grosse poigne m’a serré longuement la main « mais dans la vie, si on n’est pas là pour donner, à quoi on sert ».

 

Une rencontre sur la route de Saumur… à vélo le 27 mai 2018