L’homme dégrafe sa ceinture, son pantalon glisse sur ses genoux. Il s’assoie sur le ciment dur, froid et rugueux, repliant d’un revers de la main sa blouse sous ses fesses « que voulez vous, je n’ai pas eu le temps de déplier mes ailes ». Deux jeunes femmes lui massent la cuisse droite, les pouces s’enfoncent dans le gras, il glousse l’œil titilleur «faut qu’en même garder l’sourire, heureusement qu’il me reste encore ça».
Au p’tit matin, l’homme s’est fait plaquer au sol par une bête matrone au sortir de son camion. Peut être une fraction d’inattention, sans doute une génisse sauvageonne qui dévisse, les sabots qui claquent sur le métal, une tonne de muscles et de gras qui décolle et c’est pas de bol.
En arrivant nuit mourante, les Palanges en soupentes, sur le foirail de Laissac, j’ai vite compris que mettre un pied dans ce labyrinthe, c’est comme de rentrer l’air effaré dans un bastringue enfiévré. Mieux vaut ne pas avoir la tête fracassée. J’ai fait deux pas, une main serrée sur la rambarde, j’ai vite été repéré, un éleveur de Lugans m’apostrophe, le doigt levé, bonne bouille, cheveux bouclés, «ici faut avoir des yeux partout».
Aujourd’hui, c’est jour de marché aux bœufs gras de Noël. Deux à trois pas de plus pour atteindre l’allée centrale et ce curieux ballet, ce tourbillon à neutrons, vous absorbe, vous aspire. Immense corral, immense alpage, immense gare de triage en ébullition…Vachers, petits commis, éleveurs au pas de course, tout en esquive, pas d’invective, le bâton en bois de frêne à la main pour chicoter la croupe paquebot de ces bestiaux, parfois dociles, parfois trublions comme de jeunes lions. Croisé dans les allées, le commissaire priseur venu de son Berry, grand slameur, ambianceur pour animer la vente aux enchères me clarifie «la bête, elle se comporte toujours comme elle est élevée».
Je rencontre Laurent Champredonde. On se connait de Trail en Aubrac, éleveur à Nasbinals, à la ferme des Nègres située dans une lignée de sapins non loin de la cascade du Déroc. Trois belles Aubrac ont quitté l’étable et sont du voyage. Museaux fumants, cornes symétriques, belle robe d’un brun clair, yeux de velours, finesse du cuir, il les astique à la brosse. Sa crainte, que l’une soit réformée, qu’elle ne passe pas le barrage du jury puis de la vente.
Dans les allées, les maquignons sont déjà en observation. « Maquignon », je n’aime pas ce mot. Je préfère les qualifier de « blouses noires », une caste, les seigneurs du foirail, petite canne de bois sec posée adroitement sur la manche de l’avant bras, plus chic encore, la crosse accrochée à une poche. Il y a des anxieux, des nerveux, des sangs froids, des sangs chauds, des têtes d’avocats, des boules rasées de judokas, clopes au bec, cigarillos au bec, crayon au bec.
Curieux, j’assiste à des ventes âpres et discutées, les éleveurs fébriles sur le grill, les acheteurs en palabres affables Ca tourne autour des 5 à 6 euros le kilo. Les enchères, ça se joue à coup de vingt centimes d’euros le kilo, à deux semaines de Noël, c’est du rabio, ce n’est pas toujours le bingo. C’est à prendre ou à laisser.
Photographies réalisées à Laissac (Aveyron) le 7 décembre 2019 à l’occasion du Marché des Boeufs Gras de Noël