Faut-il craindre à ce point les bûchers ?

MILLAU-VID

 

Ce matin, j’ai ressorti un disque de Colette Magny « Feu et Rythme ». Pourquoi fouiner dans cette pièce tamisée ? La tête plongée dans ce meuble aux battants mal fermés ? A passer son index sur cette pile de vinyls comme autrefois chez son disquaire, l’apothicaire de la pensée, du rythme et des arpèges pièges à la mélancolie.

Peut être avais-je le désir intime que l’on me déchire les tympans au sabre effilé,  d’un cri déchirant, d’une voix qui sent le goudron, le torchon qui brûle, la colle à jurons.

Le disque a glissé de sa pochette, je n’ai même pas eu à souffler dessus, pas une poussière, par un cil de paupière. Je l’ai posé délicatement comme on incline sa tête sur l’épaule de celle que l’on aime. J’ai poussé le bras, la galette s’est mise à tourner, première piste, le saphir a crissé, premiers mots…

«Y’a quelqu’un ?

Personne.

Alors, y’a personne.

Mais si y’a quelqu’un.

Mais non y’a personne.

Enfin, c’est ridicule, écoute, regarde bien, tu vois bien.»

Je lève le nez. Sur le mur, je vois cette fissure zigzaguant comme un parasite en germe cheminant en aveugle sous le tissu fragile de l’épiderme. Puis deux yeux ronds me tombent dessus. Ce petit air de chien battu, ce petit strabisme. Je me lève, je le fixe, Magny me sifflant aux oreilles «alors comme ça, t’es sûr y’a personne ? ». Des mots qui bourdonnent, qui tonnent, la grande Colette, l’écorchée vive des grandes fêtes du PSU, qui me parle ainsi,  des souvenirs jaillissants, ce grand meeting à Golfech, dans ce grand champ sous haute tension, elle puissante, en brise-lame, le blues qui nous arrose aux lance flammes, de la poésie au chalumeau pour dire non à l’uranium, un ultimatum.

Je pivote sur ma chaise. Je me relève, quelques pas de côtés face à cette vielle cheminée de briques lustrées. Subitement, je me suis senti observé. Ce petit monde figé me suivant du regard. Des yeux ronds comme des chapeaux melons, ou bien en amande dans l’attente d’un sourire en offrande. Petit monde de cire, de céramique, de cauris assemblés, de bois sculptés souvenirs d’un Kasaï lointain, ramassis d’un voyage beaudelairien, «le rêve d’un curieux» dans la grande pagaille d’un Zaïre éméché, anarchique et bordélique, livré aux mille pêchés.

Je poursuis ce voyage confiné dans quelques mètres carrés. Je grimpe cinq marches, la voix de Colette Magny soudainement lointaine, comme filtrée par un mur de glace. Dans un vase, un bois sec ramassé sur le tamis des grands causses, long cou, longues oreilles, bouche fine entre ouverte, petit œil coquin «Toi, qui tu es ? Toi que cherches-tu à me dire ?». Huit marches plus haut, le refrain… je le connais déjà «alors, c’est formidable regarde bien». Je vois des femmes tressées, des hommes gominés, des profils peints sur du contre plaqué. Regards de côté, regards croisés…souvenirs de Kalemi, d’Ilebo…l’Equateur en flou torride, la danse de l’aviateur, la danse du volant dans la moiteur d’un Kinshasa suffoquant mais batifolant sous des lampions brinquebalants, devant des amplis ronflants. C’est furtif, j’ai envie d’une Primus, d’une rumba sirupeuse, du Papa Wemba, allez oui, pourquoi pas !

Devant moi, je me fige. Tapi dans l’ombre, le roi des Kuba trône sur son socle de bois, yeux plissés, impassible. Chef coutumier de ce monde mué, de ces petites balises d’une vie, parfois futiles, parfois remisées, si familières, au point de ne plus voir cette bouche si finement ciselée, ses sourcils striés, ce sceptre à main droite, posé sur une cuisse rebondie. Sage, respectable et majestueux.

Je redescends, le saphir fidèlement calé dans le sillon, la galette tourne toujours en rond. Colette Magny vocifère «quoi, qu’est ce que tu feras quand le monde brûlera». Je fixe la pochette, j’interroge la grande dame défunte qui n’avait peur d’aucune junte «Faut-il craindre à ce point les bûchers ?»

 

Texte et photographies, Millau, lundi 23 mars 2020.

 

«Y’a quelqu’un… » extrait d’une chanson «A l’écoute», enregistrée sur l’album de Colette Magny «Feu et Rythme» année 1970