Des vaches, y’en aura toujours !

MILLAU-VID et LAISSAC- VID

 

Depuis le 7 janvier, chaque mardi, chaque matin, 5 heures sonnées, je prends la route de Vaysse Rodier, direction Laissac. Cet hiver, je l’ai connue enneigée, verglacée, simplement embrumée. Mais je l’ai surtout affrontée méchamment noyée dans un épais brouillard, à rouler le nez sur le volant à espérer vivement que ce drap blanc se déchire en plongeant dans la descente des Palanges fantomatique et hypnotique.

C’est une route un brin joueuse et malicieuse. Elle peut surprendre les petits malins. Elle est sournoise et hasardeuse car mine de rien, du haut de ses 1000 mètres d’altitude, passé la Croix des Pathus, elle prend tous les vents, tous les mauvais grains, les premières neiges voltigeuses et accrocheuses, les brouillards les plus insistants sur cette croupe assagie mais si mal léchée. Très franchement, la RD 26 ne craint ni les rhumes, ni les engelures.

 

En ce 50ème jour du confinement, pour la première fois, j’ai pris la route jour naissant pour arriver à Laissac au grand jour réjouissant dans une belle lumière rasante, éblouissante. Le marché aux bovins avaient donc repris ses habitudes après six semaines en sommeil. J’ai vite retrouvé mes habitudes. Sortir les bottes, agrafer son badge puis longer les camions à cul fumant empestant dans l’attente de rentrer dans l’enceinte du foirail. Le bistrot, La Patche, était ouvert, j’ai rencontré Claire. C’est la patronne, une épaule collée à l’embrasure de la porte. D’ordinaire, le bar est déjà noir de blouses noires, bruissement sourd, premier p’tit noir pour les maquignons qui pour certains ont traversé mal rasé, pas bien réveillé le Nord Aveyron, le Sud Cantal, pour d’autre la Lozère, l’Ardèche, la Haute Loire, par des petites routes aussi tortueuses que celle Vaysse Rodier.

«Quand le président a annoncé que nous allions être confinés jusqu’au 11 mai, j’en ai pleuré. Mon mari m’a dit « mais tu croyais sans doute que tu allais rouvrir le lendemain ?». La patronne est désabusée même si la solidarité a joué dans ce village, carrefour dynamique du monde agricole. Tour à tour, l’intégralité de ses animations s’est volatilisée comme un château de carte soufflé par un simple courant d’air. Eparpillés dans ce tourbillon inmaîtrisable, la vente hebdomadaire des bovins, le marché du mardi, la grande foire annuelle, le Roc Laissaguais, la Trans’Aubrac, le Rallye du Rouergue, un Festival de Camions alors que la fête estivale et la ronde pédestre nagent encore entre deux eaux. 

 

«Claire, tu me feras un café et un croissant». Les maquignons se sont résignés, le café en take away pourquoi pas. Un paysan s’installe sur une petite banquette, il se frotte le bas des reins, il me dit «j’ai mal au dos». Je le taquine «eh, votre masque, il faut cacher le nez». Il me répond «vous pensez pas q’c’est un peu du cinéma tout ça ». Il a déjà mordu dans le jambon beurre qu’il apostrophe une autre blouse noire «tu sais que tu peux demander un sandwich». L’homme se frotte le ventre, il lui balance tranquille «ah faut surtout pas, quand je vais rentrer, ma femme va encore me dire que j’ai grossi» et de poursuivre «dis donc la blanche, là, tu l’as vendue combien la semaine dernière ?». L’homme lâche le sandwich, il mâchouille, il avale, il réfléchie, pas certain de vouloir annoncer le juste prix. L’homme qui a peur de prendre du poids lui lance « 6000 ? De toute façon, tu m’aurais annoncé n’importe quoi comme prix, je ne t’aurai pas suivi». Le paysan au lumbago lui répond «5000 »…. »ah, pas mal…bon elle était pas tout à fait finie, mais pas mal».

 

A deux pas, une clope à la main, le masque en accordéon sur le menton, un maquignon venu du Cantal tire un taf et s’incruste dans la conversation «là, le problème, ce sont les belles vaches. Les restaurants sont fermés et ce sont eux qui prennent les beaux morceaux, donc ça part moins bien».

 

Depuis le confinement, la profession a réagi. Faute de pouvoir vendre sur les places fortes tels Laissac, Mauriac, La Chambière, Cholet, les achats se sont réalisés directement dans les cours de fermes, sans passer par la case foirail, une tendance déjà constatée et renforcée ces dernières années sur l’Aubrac où aux confins du Lioran au royaume des Salers. Un éleveur me le confirme «c’est comme cela que nous vendons nos plus belles bêtes». L’homme approche les 70 ans, un grand sec, vaillant, l’œil vif, bien droit dans ses bottes. En un temps plus court qu’il ne lui faut pour griller une Gauloise, il me raconte sa vie en me soufflant sa clope dans les troues de nez, heureusement masqués «j’ai débuté à 17-18 ans, j’achetai déjà des bêtes en mobylette. Moi, je peux dire que j’ai tout connu. J’ai vu passer l’agriculture de la charrette à bœufs au tracteur. On n’a pas connu un seul conflit. Nous avons été des privilégiés». Quant au coronavirus, il est plus inquiet de ne pouvoir embaucher un ouvrier agricole que de craindre une sévère pneumonie et cracher ses poumons. Quant au risque économique, son comptable lui a bien dit «tu gardes tout sur ton compte professionnel».  Le conseil, il vaut ce que cela vaut. Sur la terrasse du bistrot, un autre maquignon l’interpelle «c’est ça qui est à craindre, le manque d’argent. Car des vaches, y’en aura tout le temps».  

 

Sous le foirail, on entend distinctement l’annonce au micro «aujourd’hui, nous avons 311 broutards et 120 femelles. Je vous demande de respecter les gestes barrières et de porter votre masque». Les maquignons se dirigent vers l’enceinte, la canne sous le bras, le masque pas toujours bien ajusté sur le museau, pas toujours très orthodoxe, un simple mouchoir noué, un carré de tissu écru découpé, deux trous pour les oreilles. Il parait que lors une négociation tout passe par le regard, allez savoir !!!

 

Texte et photographies réalisés le 5 mai au 50ème jour du confinement sur le foirail de Laissac le jour du marché hebdomadaire aux bovins