L’Aveyron fut durement touchée pendant la guerre de 14 – 18 perdant près de 14 500 de ses fils sur le front. Le village de St-André de Vézines tout comme le hameau de Montméjean et la ferme de Roquesaltes ne furent pas épargnés. 29 jeunes hommes pour la plus part agriculteurs dans de petites fermes familiales vont perdre leur vie précipitant l’exode rural. Aujourd’hui que reste-il de ces histoires dramatiques ? Rencontre avec Marie-José Cartayrade, la mémoire du village.
La lettre débute ainsi « Mon cher Jean ». Elle est datée du 23 octobre 1915, Clément Cambournac, médecin aide major seconde classe engagé sur le front avec la 37ème division écrit ces mots à destination de son oncle : « J’ai eu une veine insensée. L‘obus qui a blessé mes 3 camarades est tombé plus près de moi que d’eux, c’est-à-dire à 2 mètres environ, et je n’ai pas eu une égratignure. Avec quelle ferveur j’ai remercié la Providence de m’avoir ainsi préservé. Il s’en est fallu de peu que tu ne revoies pas le fils de mon père !
Sur ces entre fait, arrivent les attaques. Il a fallu, avec ce groupe de brancardiers mutilés, organiser un service et faire un travail bien plus considérable et dangereux que ce qu’on avait fait jusque-là. Le médecin-chef arrivé au groupe quelques jours seulement avant l’attaque m’a chargé d’abord d’une moitié puis de la totalité du groupe. Je me suis trouvé à la tête de 150 brancardiers qu’il fallait surveiller, commander, encourager, sans compter les voitures d’ambulance qu’on m’a données. J’ai mené pendant 15 jours une existence épouvantable. Je ne crois pas avoir passé dans ma vie une journée plus atroce que le – septembre. J’étais seul pour panser, évacuer des centaines de blessés. La nuit a été dans le même style. Je t’assure que dans ces circonstances, on ne songe guère aux obus ou aux balles, lorsqu’on voit tous ces malheureux qui vous supplient de les soigner, de les faire partir. Il faut avoir l’âme trempée par une année de campagne, pour ne pas perdre tout son sang-froid. Au cours des attaques, nous avons eu encore malheureusement des blessés et plusieurs morts parmi lesquels notre aide-major arrivé 3 ou 4 jours avant. Cette vie a duré pendant une dizaine de jours, après quoi nous avons eu une période moins troublée et enfin depuis une quinzaine de jours, nous sommes au repos complet dans un charmant village d’où on entend à peine le canon dans le lointain“.
Une année s’écoule, une année à ramper dans ces boyaux de la mort, labyrinthes de l’horreur, les obus, la vermine, les rats, la perte des proches, à rafistoler des corps déchiquetés le jour, la nuit, croque-mort dans les ténèbres de l’épouvante. Le jeune médecin est affecté sur le front de Verdun. En décembre, il écrit à ses proches, cette lettre non datée. Elle débute ainsi : « On nous a annoncé, il y a quelques jours, que la division allait faire une attaque sur le bois X…Les Boches ont en face de nous beaucoup d’artillerie, et ils sauront s’en servir. Bien entendu, j’espère bien m’en tirer tout de même. La Providence m’a toujours protégé jusqu’ici. A maintes reprises, j’ai été préservé presque par miracle. Mais cela peut ne pas durer, et il faut songer à tout.
À vous tous, je donne rendez-vous au ciel. Je crois avoir observé la loi de Dieu et j’ai confiance en sa miséricorde. J’ai fait la sainte Communion plusieurs fois depuis Pâques. J’ai toujours eu le désir de ne pas vous effrayer inutilement. Maintenant, ce souci n’a plus sa raison d’être, puisque vous ne lirez ma lettre qu’après ma mort. Je sais que ce sera pour vous une consolation de savoir que j’ai toujours fait mon devoir, même lorsqu’il était difficile et dangereux».
Cette lettre est retrouvée sur le corps du jeune Aveyronnais blessé le 15 décembre dans la côte du Poivre à Louvemont, l’un des huit villages de la Meuse détruits pendant la guerre. Il décède sept jours plus tard de ses blessures à Revigny. Ce jour-là, à 8h30 du matin, il souffle ses derniers mots destinés à sa bien-aimée sœur Laurentine «Tu leur diras que je meurs en bon Français victime de mon dévouement, surtout en bon Chrétien. Je meurs de la plus belle mort que puisse désirer un mortel».
Clément Cambournac fut l’un des 14 451 soldats originaires de l’Aveyron tués sur le front pendant la guerre de 14 -18, la Grande Guerre dit-on. 14 451 destins brisés,14 451 jeunes hommes sacrifiés dans les tranchés. Aujourd’hui, 14 451 noms gravés dans le marbre, dans le ciment craquelé, souvent érodé de stèles et monuments, 320 érigés en leur mémoire sur les places de villages. Avec pour seule annotation «Mort pour la France». Des tragédies, des souffrances, des complaintes souvent tues, emmurées dont il ne reste presque rien, un prénom, un nom, la date du décès. Parfois un visage sur une plaque tombale, si ce n’est quelques témoignages poignants. Dans les archives départementales, le journal de bord tenu par Clément Cambournac de 1914 à 1918 est d’une cruciale vérité sur les horreurs de cette guerre mais également les récits du prêtre- brancardier Albert Anterrieux ou plus célèbres encore ceux du sergent Paul Ramadier, consignés dans un carnet de campagne et rédigés par celui qui sera élu futur député de l’Aveyron, maire de Decazeville pendant 40 ans et président du Conseil en 1947.
Un petit vent du nord frémissant, au sol, ballet crépitant et crissant de feuilles mortes en roulé boulé. En levant le nez, au loin, le Mont Aigoual, au faîtage écrasé dans une mer végétale, une brume en cascade, ciel en lambris et délavé de gris.
Adossé à l’église, le cimetière de St-André de Vézines domine le Causse Noir comme trois barges avachies sur le flanc. En contrebas du grand mur ondulant, le terrain de boules, puis un beau jardin méticuleusement tenu, rangs de poireaux au cordeau, dernières tomates la tête basse et lasse et têtes de choux au garde à vous. Plus bas encore, la lavogne enchâssée dans son rocher, son eau frémissante en douces vaguelettes. Entre Toussaint et 11 novembre, l’automne tire une dernière rallonge, mollement confinée, le temps des châtaignes à faire sécher sur un lit de feuilles mortes, le temps des oreillettes débusquées en cachette.
Face à l’église, un modeste obélisque surmonté d’une petite croix. Sur l’un des côtés au vernis croûté et parcheminé, une plaque commémorative «à la mémoire glorieuse des enfants de Saint-André de Vézines». Sur les trois autres faces, 29 noms, 29 jeunes hommes enrôlés aux premières heures de la guerre et fauchés dans l’apocalypse et le fracas des tirs d’artillerie de l’armée allemande. Le premier à laisser sa vie au champ de bataille fut Antonin Terme, cantonnier au village, le 2 septembre 1914 à Finstingen en Lorraine. Le dernier se nomme Louis André, cultivateur, décédé le 9 décembre 1918 à Lagiewnih près de Posen en Allemagne alors qu’il était en captivité.
Pour faire ressurgir l’histoire oubliée de ces tragédies, il suffit juste de traverser la rue principale, grimper quelques marches et toquer à la porte de Marie-José Cartayrade. Il s’agit d’une belle bâtisse massive et cossue, construite par son père Roger, artisan local, tout aussi habile de ses mains qu’érudit, capable d’aussi bien relever chacun des murs en pierres sèches du village que de conter les légendes d’autrefois, celle de Jean Grin, de la Dame Rouge ou de ces gantières dansant la farandole à la jasse du St-Esprit du côté de La Bresse.
Marie-José Cartayrade s’est imprégnée de ces histoires d’antan, de la douceur roucoulante de la langue occitane, de ce passé parfois hanté, de la seigneurie reculée dans le cirque de Montméjean à ces destins d’hommes et femmes, simples paysans anonymes des grands causses ou autres tisserands, à remonter, passionnée de généalogie, branche par branche dans cette forêt labyrinthique des lignées comme des fils invisibles connectés au temps passé.
La pièce est spacieuse, baignée d’une lumière douce. Des fusils de chasse à la crosse vernis en vitrine, de vieux meubles et vieux buffets astiqués, un bel escalier conduisant à l’étage, Marie-José Cartayrade est assise sur un coin de table. Devant elle, sur la toile cirée, un livre à la couverture souple est posé, elle explique «il s’agit du Livre d’or de la guerre de 14-18 pour l’Aveyron édité en regroupant plusieurs cantons, Salles Curan, Nant et Peyreleau. Il recense tous les morts. Je le tiens de mon père. Je l’ai gardé car c’est très précieux. J’ai même fait des photos que j’ai mises dans le tambour de l’église».
Comme tous ces villages isolés, Saint-André de Vézines a payé un lourd tribut à la guerre, une longue et douloureuse saignée, des familles décimées comme les fils Parguel avec Clément, Léon et Joseph tombés au front, les Atgé avec Félix-Alphonse, Antonin et Denis et les Vernhet avec trois fils, Joseph, Louis et Augustin.
Les hameaux attenant ont, eux aussi, été durement touchés comme Montméjean, vidés de ses forces vives, Marie José raconte «En 1914, il ne restait que trois familles, la famille de mon ancêtre Baumel, la famille Vaygalier, le papa était déjà mort et les Delors. Les fils étaient prévus qu’ils continuent à vivre et travailler à Montméjean mais à la suite des décès à la guerre, il n’est resté qu’une famille et en 1933 le hameau s’est vidé définitivement».
Antonin Baumel tombe le 2 février 1915 à Minaucourt, Marius Delors le 5 mars 1915 à Villefranche sur Mer et Jules Vaygalier le 23 mai 1915 à Mesnil les Hurlus. L’hécatombe, trois jeunes paysans fauchés comme l’herbe folle sous le feu nourri des balles et des tirs de mortier, soustraits à leur destin, celui de reprendre la ferme, une vie chiche et rustique à conduire le troupeau de brebis, à récolter le miel, à couper le bois. Marie-José Cartayrade, actuellement en pleine rédaction d’un ouvrage consacré à Montméjean, co-écrit avec Christian Boudes le nouveau Maire de Saint-André de Vézines et Jean-Jacques André l’un des descendants d’une longue lignée de meuniers du Moulin de Corp, précise « mon grand-père François-Xavier Baumel s’était marié avec Ursule Brudy. Ensemble, ils ont eu huit enfants et Antonin était le plus jeune. C’est lui qui était pressenti pour vivre à Montméjean. Il s’est marié avec Noémie Vernhet de Roquesaltes et ils ont eu une fille. Ensuite, il est parti à la guerre et sa seconde fille est née. Il est vite venu la voir, on le laissa venir mais il est mort peu de temps après, à Minaucourt où il fut enterré sur le front ».
En feuilletant les pages de ce livre d’or, Marie José pose son doigt sur les visages des trois frères Vernhet, Augustin disparu le premier en Belgique en 1914, Joseph le cadet tué au bois de La Caillette en 1916 dans la tranchée Hans, un ravin stratégique convoité par les Allemands et enfin Louis rapatrié sur le village pour y être enterré en 1917 ne survivant pas de ses blessures «là aussi, une famille très touchée. La ferme de Roquesaltes était installée sur des terres pas bien riches. La terre était maigre, la sabel, elle ne survivra pas bien longtemps. Le dernier cultivateur quittera le domaine en 1937».
La guerre de 14 – 14 précipite l’exode rural, le département comptant alors plus de 380 000 habitants, mais on dénombre 6000 veuves au terme du conflit. Marie-José Cartayrade apporte cet exemple «Jules Vaygalier mort au front, sa maman ne pouvait plus vivre à Montméjean. Ses deux filles ont donc été adoptées par un frère, la famille Brun qui habitait sur la commune. Quant à Noémie Baumel, elle quitta Montméjean pour descendre à La Roque Sainte-Marguerite pour se remarier avec un veuf».
Nous refermons le livre d’or. Marie-José Cartayrade le prend sous son bras comme un missel un jour de communion. Nous nous dirigeons vers le cimetière. La porte ne grince pas sur ses gongs. Un petit crochet est à dégrafer. Quatre marches sont à dévaler, des chrysanthèmes sont couchés au sol, le vent ne pardonne rien. Certaines tombes sont parcheminées de feuilles mortes et roussies. Nous nous recueillons sur la tombe de Marcel Parguel démobilisé après avoir été grièvement blessé. Marie-José, l’historienne du village, raconte «Le mari de Léa est revenu de la guerre gravement touché. Il ne supportait pas ses blessures avec beaucoup d’éclats d’obus dans le corps. Vous savez, en ce temps là, on ne soignait pas comme aujourd’hui. Il souffrait énormément et un jour il s’est pendu dans le grenier. Léa est restée veuve de bonne heure avec quatre enfants à charge. Je ne vous dis pas cette histoire car le prêtre ne voulait pas laisser rentrer la dépouille dans l’église. Car à cette époque, quelqu’un qui s’était donné la mort n’avait pas droit aux obsèques religieuses. Mais comme Léa était très religieuse, très croyante, le curé qui était un peu spécial, très autoritaire, il a fini par l’autoriser ». Elle ajoute «c’est papa qui m’a raconté tout cela». Le destin des “braves” qu’il ne faut surtout pas oublier.