Bombay Beach, la station à un dollar

 

Je n’ai pas osé lui demander son âge. 70 ??? 75 ans ??? Sonia fait son âge mais à 5 ans près, on peut commettre un impair. C’est donc autour des 70 ans que cette femme a repoussé l’heure de la retraite en devenant propriétaire du Ski Inn Hotel. La signature est encore toute fraîche, cela n’a que 4 mois. Ancienne serveuse, elle est ainsi passée de l’autre côté du comptoir en tenant cette fois la caisse rien que pour elle. Elle a recruté un cuistot « ca pas été simple » et s’est entourée d’une petite armée de retraités qui à,tour de rôle,tiennent le zinc et donnent un coup de main en cuisine. Elle dit « on ne pouvait pas laisser tomber ça qu’en même ! ».

 

A Bombay Beach, fort heureusement que le bar du Ski Inn Hotel tient encore sur ses deux jambes car un bon paquet d’ivrognes ventousés au bois lustré y trouve refuge dès 10 heures le matin jusqu’à plus soif. Tant qu’il y a un bistrot, il y a de la vie, même ici dans ce lieu maudit, cette devise est bien plus qu’une vérité. J’y rencontre Robert, on parle photo. Il s’est déjà sifflé pas mal de whiskys au bar de l’American Legion, il est bourré mais il a encore les idées claires pour me parler de la subtilité de l’Ektachrome. Il avait son propre studio dans les années 70 à Seattle. Il raconte qu’à 69 ans, il est en affaire, en route pour le Mexique mais plus sérieusement il vit ici dans un petit van à trois blocs du bistrot. Même cuit, il n’a pas loin pour retrouver le chemin de sa caravane.

 

Bombay Beach fut en des temps glorieux une station balnéaire prisée des Californiens qui, l’hiver installé, s’adonnaient aux plaisirs de la plage, du ski nautique, de la pêche le long de ces plages de sable fin ceinturant le lac Salton Sea, à tout juste trois heures de voiture de Los Angeles. Il se raconte  encore les grosses fiestas orchestrées par les gloires du cinéma de l’époque. Sauf que la malédiction est tombée sur cette réserve d’eau, touchée par une forte pollution au nitrate et phosphate, rongée par une salinité galopante et asphyxiée par le dégagement de gaz nauséabonds. Les marinas ont fermé les unes après les autres, les petits ports se sont ensablés, les poissons ont crevé bouche ouverte et les oiseaux migrateurs ont trouvé meilleure escale pour se refaire des plumes. Aujourd’hui, malgré un fragile plan de réhabilitation, Salton Sea demeure un endroit frappé d’une croix rouge  et Bombay Beach le témoin parfait de cette déchéance.

 

En cette fin d’août, le thermomètre impose toujours sa loi en ce lieu situé à moins cinquante mètres sous le niveau de la mer. 38° au mieux, 42° au pire, dans les rues de cette cité, rares sont les âmes à s’aventurer sous un pareil cagnard de crainte de se faire toaster comme des tranches de pain de mie ramolli. Le Ski Inn est donc le dernier témoin d’une vie communautaire, avec l’église qui célèbre encore un office tous les dimanches, l’American Legion qui n’ouvre que le week end et une petite épicerie qui, en ce jour, est tenue par une jeune femme venue du Michigan et qui n’a pas honte d’avouer « je suis en probation ici. Je dépanne ma mère qui a acheté ce commerce».

 

Bombay Beach, c’est un grand carré d’un kilomètre de côté quadrillé par 8 rues et autant d’avenues conduisant à une jetée de sable interdisant la vue sur le lac qui, petit à petit, s’assèche et s’éloigne du village. Au bout de la 4ème, une rampe conduit à une sorte d’esplanade sablonneuse où l’on devine de curieuses installations, vestiges du festival d’art lancé il y a trois ans par Tao, un photographe de Malibu, propriétaire d’un gros trailer qu’il loue aux gens de passage. Une petite centaine d’artistes branchés et intellos, venus de L.A., investissent les lieux pour un anti Burning Man, présentant des expositions éphémères, certaines organisées dans les vestiges d’anciennes caravanes dont il ne reste plus que l’armature.

 

En dehors, de cela, Bombay Beach s’enlise. Sonia précise « ici, il y a moins de règles à respecter, il y a moins de contraintes ». Ca n’empêche, le parking de l’ancien Drive Inn est devenu une casse de bagnoles, on ne compte plus le nombre de caravanes pourrissant sur pied, la plupart vandalisées, certaines calcinées. Même les palmiers déplumés sont asphyxiés.  Il n’y a que les chiens qui ont encore de l’appétit à frétiller et à gueuler pour n’importe quoi. Selon Sonia, dans cette république des cabots, 250 habitants résident encore, s’accommodant des odeurs putrides sortant des eaux du lac, dont pas mal de vieillards tordus par les rhumatismes qui n’ont que le Ski Inn comme porte de salut. Ils y écoutent de la country,  jouent aux cartes et s’enfilent de la Bud, de la Coors ou des Margarita dans une ambiance jaunasse digne d’une Fujichrome des années 90 poussée à 3200 ASA.  Les murs, le juxe box, le bar, le plafond, les chiottes, tout y est passé, il n’y a pas un centimètre carré qui ne soit pas recouvert par un billet de un dollar. Bombay Beach la station qui ne vaut plus qu’un dollar ? Ya un peu de ça !

 

Photographies réalisées à Bombay Beach (Californie – USA) entre le 25 août et le 2 septembre 2018