Slab City, rencontre avec Alvin

 

SUR LA ROUTE DE SLAB CITY

« Ici, c’est facile de mourir, il n’y a pas de médecin » – Rencontre avec Alvin

 

Mais comment ce véhicule a-t-il pu s’échouer ainsi au milieu de ce nulle part ? Il faut plisser les yeux pour deviner au loin une tache brune posée sur le sable. « Il ne faut pas aller plus loin, le sable devient mauvais ».

Alvin, je l’ai chopé sur la route de Niland, juste après la voie ferrée. En ce dimanche après midi veille du Labor Day, il marchait courbé, mais d’un bon pas, sous un soleil à faire fondre les rails de chemin de fer, un tissu blanc sur les épaules fermé par une épingle rose, chargé d’un vieux sac à dos élimé dans une main, un cabas en plastique dans l’autre. « Oh ! Mais moi aussi, je parle français. Je suis même francophile. J’adore les poètes du Moyen Age ».

Alvin Hankanson effectuait un grand tour des Etats Unis avec l’obsession de visiter les 50 Etats, lorsque son vieux Chevy Van a coulé une bielle à Slab City. C’était il y a 4 ans et demi, il venait de passer cinq mois à la frontière du Colorado et de l’Utah. Son voyage a pris fin ici en cette terre hostile, à l’écart de la route conduisant à Slab, loin de tous les regards, à deux pas d’un oued qui, les hivers pluvieux, gonfle dangereusement.

Nous nous sommes ainsi rapprochés à pied du vieux Chevy Mark III, avachi et effondré sur trois roues couvertes de vieux chiffons, la quatrième plantée dans le sable à l’écart du van. Alvin revenait de Brawley, un petit centre dynamique, à moins d’une heure de bus filant droit dans cette plaine agricole où les fermes industrielles parquent des milliers de vaches dans des étables concentrationnaires « je viens de passer cinq heures sur internet à la bibliothèque. J’ai lu sur le Brexit. Je voulais m’instruire, je suis pour le Brexit car l’Angleterre est bien plus proche de nous que de l’Allemagne. De toute façon, je déteste les Allemands. Comment on dit déjà « les Boches ? » c’est ça, oui ! Je n’aime pas les Boches ».

A peine avons-nous traversé ce bush épineux en laissant nos empreintes dans le sable que je découvre rapidement qu’Alvin ne se cache pas derrière son petit doigt pour exprimer ses opinions, même les plus radicales. C’est un homme de conviction, un conservateur réactionnaire pro Trump « parce qu’il dit tout ce qu’il pense. Comment il a dit déjà à propos des petits pays « des pays de merde, c’est ça ? ».  La conversation devient embarrassante lorsqu’il répète une nouvelle fois « je n’aime pas les Boches ». Puis, il s’en prend aux musulmans « Je n’aime pas cette religion » avant de s’en prendre à Macron « de toute façon, il est inféodé à l’argent. Je n’aime pas les gens avides. Et vous, vous en pensez quoi de Marine Le Pen ? Moi, j’aurai voté pour elle car je déteste les Arabes».

Au milieu de ce « no way », je n’ai pas le souci de polémiquer ni de convaincre ce petit homme âgé de 76 ans qui vous regarde parfois avec malice, s’exprimant dans un français certes hésitant, certes ponctué de nombreux silences mais au phrasé méticuleux comme s’il s’agissait de trouver le mot juste, le mot qui donne du sens.

«Je vais vous faire visiter, vous avez du temps ? ». Il referme à clef la porte de son van. Nous partons sur le gauche en direction de profonds fossés creusés en méandres par les pluies d’hiver « ah, vous croyez que nous sommes dans le désert, vous croyez que c’est du sable ». Il se penche, il gratte le sol « mais non, c’est de l’argile. L’hiver, ça devient collant comme de la glue ». Nous poursuivons notre petite marche, il cite des noms d’arbustes desséchés. Il pose son regard sur les Chocolate Mountain, il s’insurge contre les manœuvres militaires qui ont lieu régulièrement « j’ai écrit au Pentagone pour ça cesse ». Nous revenons au van, il s’arrête et pointe un doigt vers le sol. Deux morceaux de tuyaux ont été posés dans le sable argileux formant un angle aigu « là, c’est comme ça que le soleil se couche l’hiver et là, c’est pour l’été ».

C’est le quatrième été qu’Alvin passe ici dans un dénuement total. Cela ne semble nullement l’effrayer, il s’en réjouit «j’ai un petit pécule à la banque, donc ça va, mais je suis autistique. Je préfère ma propre compagnie. De toute façon, je pense que la joie est toxique. Ici, c’est impossible d’avoir un ami. Je suis gay. Vous me demandez si j’ai eu un ami ? » « Non je n’ai eu que des….garçons de…chambre. Il y a bien eu cette prof de français qui était tombée amoureuse de moi. Elle était française. Mais je n’avais pas fait mon coming out. Je n’avais pas osé lui dire que j’étais gay. Mais je suis resté en contact avec elle ».

Cet ancien vendeur de publicité dans la presse newyorkaise chez Mc Calls puis à Londres chez Parson a sombré dans le mysticisme. Il cherche ses mots « là, je manque de sucre…je suis…très philosophique…je suis…très…spirituel ». Il dit même « je suis une organisation…spirituelle moi-même. J’étudie toutes les religions sauf la musulmane. En ce moment, je connecte l’hébreu avec l’anglais ». Régulièrement, il envoie par internet à une poignée d’amis ses pensées philosophiques. Il me donne son email, il me fait promettre que je vais m’inscrire à cette lettre spirituelle dans laquelle il prêche pour la réincarnation « moi, je crois au salut pour tout le monde. Je ne crois ni au paradis, ni à l’enfer ».

Alvin est également membre de la secte « science chrétienne » créée en 1866 par Mary Becker Eddy prêchant la guérison par la foi en affirmant « la maladie est un rêve dont le patient doit être réveillé ». Alvin suit ces préceptes largement dénoncés « je n’ai pas besoin de la Medical Care. Je me guéris moi-même par la foi. Je suis végétarien total depuis 21 ans et 3 mois, je mange froid. Regardez, je suis en bonne santé. Je marche 8 miles par jour. La dernière fois que je suis allé à l’hôpital, c’était en 1947. Et c’était pour les yeux ». Il ajoute «vous savez,  ici, c’est facile de mourir. Car il n’y a pas de médecin ».

 

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